Un visage anguleux, aux angles droits et aux traits peu imaginatifs, des courbes géométriques et une ligne directrice droite et cassée, mais dynamique. Ca, c'est ma forme. Ouais, un joli petit polygone.
Bon, on va commencer par ma gueule hein. Comme je l'ai dit, visage plutôt pointu, calculé au millimètre près. Un front peu large, quelques poils de barbe pour encadrer une mâchoire triangulaire. Bouche fine. Quoi ? Comment ça c'est très précis tout ça ? Ben oui, en même temps que je te raconte ça, je me regarde dans une glace. J'ai jamais trop eu l'idée de regarder à quoi je ressemblais. Je ne sais même pas si je me trouve beau ou pas. Bon, je l'avoue, j'ai quelques fans. Certains m'ont dit que j'étais beau, mais d'une beauté froide et mathématique. Je ne comprends pas vraiment ce qu'ils ont voulu dire par là.
Bref, on reprend. J'ai des sourcils épars, fin, au-dessus de deux yeux clairs. Aussi clairs que mon âme est sombre. Une bonne parade. Mais je tuerais pour des yeux noirs.
Après ça, plus grand-chose de bien intéressant. J'ai tout raconté tout à l'heure, un joli polygone. Tu imagines ces petits pantins de bois dont on se sert pour dessiner les corps humains ? Ben, pareil. Un buste carré, des membres aussi souples que des balais. Ah, par contre j'ai des grosses mains. Ca sert pour envoyer des beignes. Et, fait étrange, je prends soin de mes ongles. ils sont moches et rongés, mais j'en prends soin quand même. Tu l'auras compris, soins pas très concluants, donc. Je ne sais pas pourquoi je fais ça. C'est totalement con d'aimer ses ongles. C'est peut-être un reste de mon humanité. Un reste de l'affection que je n'ai jamais donné.

Mah oui, évidemment, après ce à quoi je ressemble, faut bien que je dise ce qu'il se passe dans ma tête.
Bon... pragmatique et méprisant, ça te va ? Ben oui, je sais, c'est pas très jojo tout ça. Mais je te le répète, c'est écrit en gros là-haut : je suis méchant. C'est comme ça. Alors j'ai des idées de méchant. Mon plus grand plaisir, évidemment, c'est d'entendre les os craquer, l'humain cesser de vivre, c'est de sentir le dernier souffle qui s'échappe, de voir se matérialiser devant mes yeux ce petit trait d'air que j'ai extirpé de ma main. C'est sadique, c'est sale, c'est pervers, c'est aussi poisseux et puant que les litres de sang de ceux qui ont rendu l'âme pour moi. Et tout ça, c'est moi. Je suis un criminel, tuer me prodigue un bien fou. Je ne compte plus les agents des services de la Police secrète magique qui en avaient après moi, et que j'ai abattu d'un simple mouvement du globe oculaire. Mais loin de moi l'idée de mal me considérer. Au contraire. Je m'aime et je m'estime. Ces hommes, ces femmes et ces enfants dont j'ai privé le corps du souffle, je les ai libérés. Je suis un salvateur, je délivre des souffrances et des horreurs du monde, je suis le Messie, le héros de la veuve et du nouveau-né. Le nouveau-né, c'est d'ailleurs lui ma victime favorite. En lui accordant mon salut, je le préserve de toutes les horreurs du monde, même de la frustration : n'ayant rien vu de la vie, il ne sera pas triste de la quitter. On ne regrette que ce qu'on connaît. Je protège ce nourrisson et l'aime encore plus que sa propre mère, celle qui l'a mis au monde pour lui donner l'occasion de souffrir et de mourir dans le regret.
Je suis chrétien. Je crois en Dieu, en la suprématie d'une entité créatrice, celle à laquelle nous vouons nos vies et nos corps. Et depuis que je suis petit, j'ai la ferme certitude que je suis son apôtre et son Messie plus que son fils, car nous sommes tous ses fils. Je suis descendu ici-bas pour corriger ses oeuvres ratées et préserver celles qui le méritent. J'accorde rarement mon salut à la légère, et même lorsque le meurtre est issu d'une pulsion bestiale (car la pulsion meurtrière est plus choquante et intrusive encore que la pulsion sexuelle, même si les deux sont soeurs), l'individu qui en a reçu la bénédiction la méritait. Car quoi qu'on en dise, il n'existe aucun milieu, nous sommes tous trop purs ou trop pourris pour exister en ce bas monde.

Comme toute vie, la mienne a commencé le jour de ma naissance. De notre naissance, la mienne et celle de mon frère, Rafaël. Je suis né d'une famille de Fruits purs, mais pas hautains ou narcissiques pour un sou. Mes parents étaient des humanistes, des altruistes de la première classe. Des gens absolument aimables, en somme. C'est d'eux dont j'ai tiré mon enseignement religieux, et je les aimais beaucoup. C'est pourquoi ils furent les premiers à recevoir ma bénédiction. Les premiers sur lesquels j'ai expérimenté mon don. J'avais dix ans et demi.
J'avais beau être jeune, je savais que le justice s'en mêlerait. Je me suis débrouillé pour que l'affaire passe pour un crime passionnel : mon père étranglant ma mère, puis se suicidant en se trouant la poitrine. On se demande toujours comment des gens en apparence si humains et sains pouvaient cacher un tel déséquilibre moral et amoureux. "Pauvre gamin", disait-on partout dans le quartier.
Mon frère était absent le soir où cela s'est produit. Peut-être chez un de ses copains de classe, ou qu'en sais-je, il n'était pas là. Il croit toujours à cette histoire de crime-suicide. Quoique. Peut-être qu'il s'en doute. Il a l'air intelligent, ce garçon.
Puis suivirent nos années à KC. Fades et insipides. Rafaël, lui, adorait ses journées de cours. J'aimais le taquiner en le traitant de fayot. On s'aimait beaucoup. Moi, j'y ai appris à développer mon don, à le maîtriser et à diversifier son utilisation. Pour ça uniquement, je remercierais mes professeurs.
J'ai rencontré mon daemon pendant mes années là-bas. C'était tout à fait imprévu. Je me promenais dans la forêt. Je pensais juste. Et Lup est arrivé. Ca s'est passé très vite. Je ne me souviens plus trop.
J'ai été longtemps tourmenté, à KC, par d'autres enfants qui me trouvaient amusant. Une fois sorti de là, j'ai moi aussi trouvé très amusant de les voir s'étouffer sous mon regard. Ces actes-là, je n'ai pas cherché à les dissimuler. Il y a même eu quelques témoins. Alors je suis parti. Depuis, les forces de police magique sont à mes trousses. Normal. Mais j'aime ce petit jeu de chat.
J'ai rencontré Elizabeth peu de temps après. J'avais dix-neuf ans, mais nombre de personnes étaient déjà mortes de ma main. Au détour d'une rue, la nuit, je cherchais un endroit où dormir, mieux que le caniveau. Quand j'ai aperçu sa silhouette sombre à l'angle de la calade, j'ai stoppé le pas, et ma respiration par le même temps. Mais j'ai tout de suite été séduit par sa beauté glaciale, l'aura qui émanait d'elle et qui imbibait de peur tous les êtres et choses alentours. Je me suis jeté sans préavis dans cet océan de volupté sombre et de sensualité obscure, et j'ai absolument consenti à être un canard qu'on imbibe de ce fluide si génial. Elle disait avoir fait de grandes choses dans le passé, avoir mené un génocide monumental, une oeuvre d'art sans précédent. Mais, tellement réussie, qu'elle s'en retrouvait épuisée aujourd'hui. Elle disait chercher quelques accolytes, le temps de se refaire et de l'accompagner dans sa reconquête. Elle avait entendu parler de moi, mon visage imprimé sur les avis de recherche l'avait interpellée. Je buvais ses paroles comme l'eau d'une cascade claire. Je partageais et je partage ses idées, alors je me suis jeté corps et âme sous sa tutelle. Je suis son instrument, son bouclier sa créature. Elle fait de moi ce qu'elle veut, et j'obéis, car j'ai trouvé mon second Dieu.
Depuis la fin de nos études à KC, je n'avais jamais revu Rafaël. Seulement aperçu, au détour d'une avenue, à travers la vitre d'un restaurant. Dans ces occasions-là, je me contentais de l'observer. Parler aurait été inutile et ennuyeux. Je m'étais plusieurs fois renseigné sur lui. Il était devenu un sorcier talentueux et plein de sagesse, ce brave petit. En fait, ça me manquait, de plus lui parler. Jusqu'à ce jour. Ce jour où nous sommes tombés un peu trop nez à nez. Les retrouvailles furent poignantes. Lui savait que j'étais un criminel, il ne comptait plus les fois où il avait vu ma "sale tronche" placardée sur les murs, toutes les fois où on l'avait agressé, arrêté, enfermé, méprisé, parce qu'on l'avait pris pour moi. Mais j'aime mon frère, alors je l'ai laissé me frapper. Le pauvre, il a des idées tellement aigries et conditionnées. Moi, je suis un visionnaire. Je l'ai rapidement quitté, le laissant à ses cris et sa rage. Je l'informai que nous serions forcément amenés à nous revoir. Lui est la lumière, je suis l'ombre, entre les deux atmosphères antonymes, il n'est possible que la bataille.